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La tour de contrôle était en train de ressortir du sol quand Beyle sauta dans son glisseur.
Cet astroport est plus nu qu’un désert de Mars, se dit-il. Vingt kilomètres carrés de béton dont certaines zones sont entourées de barbelés et de panneaux parce que des atterrissages manqués ou des accidents au sol les ont rendues faiblement radioactives. En trois points, des puits étroits et profonds abritaient des tours de contrôle rétractiles qui s’y cachaient à l’approche et au décollage de chaque navire et qui ressemblaient à des troncs couronnés d’un feuillage d’antennes.
L’essentiel était caché sous la surface. Sous trente mètres de béton, bien à l’abri, travaillaient jour et nuit les ateliers de sécurité, d’entretien, de réparation, et d’alimentation en carburant. Des panneaux gigantesques pouvaient coulisser et découvrir des abîmes d’où surgirait un navire tout entier, dressé vers le ciel et prêt à prendre son essor.
Le navire venu de Mars se dressait verticalement, comme un roc, bien assis sur ses trois pieds fuselés. C’était l’un des long-courriers récents qui assuraient le trafic direct, de surface planétaire à surface planétaire, sans exiger le délicat transbordement qui intervenait jusque-là dans l’un des satellites de triage. Il paraissait énorme, même à cette distance. L’escalier qui s’était déplié de sa coque et qui permettrait aux passagers de rejoindre l’ascenseur de l’astroport n’était pas plus gros qu’une virgule. Mais à côté des cargos géants que Beyle voyait naître chaque jour sur les écrans des dessinateurs et qui transporteraient l’eau et l’oxygène liquide sur Mars, ce n’était qu’une coquille de noix. Il était vrai que ces cargos n’affronteraient jamais la gravité d’une surface planétaire.
Beyle ressentit un vague effroi à l’idée de ces masses. Peut-être Carenheim avait-il raison, somme toute. Mais il repoussa cette idée. Face aux objets naturels qui emplissaient le ciel, les plus audacieuses créations humaines n’étaient que des grains de poussière.
L’ascenseur venait de surgir du sol, à l’autre bout de la piste. C’était une tour métallique d’une trentaine de mètres de haut qui se dirigeait à toute allure vers le navire. Elle devança même le glisseur de Beyle et lorsqu’il sauta sur le sol, la cage triangulaire était déjà en train de grimper le long de la coque du navire.
Les silhouettes qui descendaient l’escalier étaient minuscules, mais Beyle parvint à reconnaître Archim et Gena qui s’accrochait à son bras, sans doute écrasée par la pesanteur.
Il y avait près de vingt mois qu’il ne les avait vus. Depuis qu’il avait quitté Mars. Bien des choses avaient dû changer sur la planète rouge pendant ce temps. Il s’était tenu au courant de la situation, mais ce n’était pas la même chose que de consulter des écrans et de revoir ses amis martiens. Il attendait au pied de l’ascenseur quand la cage atteignit le sol.
— Quel poids terrible, dit Gena en trébuchant. Je ne sais pas comment vous pouvez vivre ici.
— C’est difficile pour les Martiens qui viennent ici pour la première fois. Toute une éducation à refaire. Mais vous vous y ferez. Que diriez-vous si vous étiez née sur la Lune ?
— Nous avons fait scrupuleusement les exercices pendant le voyage, dit Archim, mais cela surprend quand même.
— Comment vont les choses, sur Mars ?
Le visage d’Archim se rembrunit.
— Plutôt bien, je pense. Mais le projet rencontre toujours une certaine opposition.
Il coupa court aux questions.
— Vous ne nous avez pas encore félicités, Gena et moi.
— Oh, il l’a fait, dit Gena en souriant. Souviens-toi de ce télégramme qu’il nous a envoyé, il y a trois mois.
— Trois mois déjà que nous sommes mariés. Nous faisons en somme notre voyage de noces sur la Terre.
Gena fit la grimace.
— Je n’ai pas l’impression de marcher sur des nuages. Je croirais plutôt porter un lourd fardeau.
Ils prirent place dans le glisseur qui se dirigea vers la haute tour de l’Administration. Ils franchirent la grande porte de l’astroport et traversèrent un parc planté d’arbres.
Gena et Archim se taisaient, impressionnés.
— Quelle planète étrange, dit Gena tout à coup. Quelle singulière couleur du ciel. Et ce vent. Est-ce qu’il va pleuvoir ? Croyez-vous que tout cela existera un jour sur Mars ?
— Je l’espère, dit Beyle, gravement. Sinon, à quoi serions-nous bons ?
— Un glisseur nous suit, fit remarquer Archim.
— Services de sécurité, expliqua Beyle. On nous tient pour très précieux dans les hautes sphères.
— Mais nous sommes les hautes sphères, protesta Gena.
— Pas encore assez hautes, fit Beyle. Les choses ne sont pas toujours simples.
— Ici non plus, soupira Archim.
Il paraissait perdu dans la contemplation des arbres.
— Nous avons choisi ce district, expliqua Beyle, parce qu’il était relativement peu peuplé, que nous avions besoin d’espace et qu’il était proche de la Méditerranée. Nous n’avons ici que des services de recherche et des bureaux administratifs. Quelques milliers de personnes seulement. Le gros du travail s’effectue sur la Méditerranée, dans l’Antarctique et dans l’espace.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gena, désignant l’horizon à un détour de la route.
Beyle éclata de rire.
— Et vous êtes géologue ! Je ne vous félicite pas. Ce sont des montagnes, tout simplement les Alpes.
— Je ne les voyais pas si hautes. Elles sont écrasantes, inhumaines. Je… je préfère les monts de Mars.
— Et moi la Terre, dit Beyle, les vertes collines de la Terre.
Ils gagnèrent le bureau de Beyle.
— Je voulais vous remercier de ma nomination, dit Archim. Je sais qu’elle vous est due.
— Vous exagérez mon pouvoir, répondit Beyle. Mais vous étiez la personne la plus qualifiée sur Mars, n’est-ce pas ? Ou peut-être fallait-il nommer Gena à votre place ? J’ai bien envisagé de vous faire venir près de moi, sur Terre, comme climaticien, car nous affrontons ici de rudes problèmes en ce domaine. Mais vous serez encore plus précieux sur Mars.
— Je ne sais pas, dit Archim. Vous savez, sur Mars, il n’y a pas que des problèmes techniques.
— Ici non plus. Juste avant que vous n’arriviez, un homme nommé Carenheim m’a rendu visite. Il n’est pas exactement favorable au projet.
— Carenheim. J’ai entendu son nom sur Mars.
— Possible, dit Beyle. Il a le bras très long.
Ils prirent tranquillement un verre tandis que Beyle les interrogeait sur leurs projets.
— En principe, dit Archim, nous devons rester plusieurs mois sur Terre. Je compte d’abord étudier vos installations et établir ensuite le plan des arrivées des cargos sur Mars. La libération dans l’atmosphère de Mars de ces énormes quantités d’oxygène devra se faire graduellement et sous un contrôle constant. Il va nous falloir planifier cela pour les deux prochaines décennies au moins.
— Les convois, dit Beyle, ne quitteront pas la Terre avant cinq ans. Trois ans au minimum si nous parvenons à accélérer les choses et si nous ne rencontrons pas de grosses difficultés.
— D’ici là, nos stations seront prêtes. Mais je tremble chaque fois que je prends conscience des dimensions réelles de l’opération.
— Oui, c’est gentiment colossal, fit Beyle. Mais vous l’avez voulu, n’est-ce pas, Archim ?
Il dévisagea le Martien et nota les rides soucieuses qui barraient son front. Même au plus fort du procès, le climaticien n’avait pas semblé aussi tendu.
— Et sur Mars, comment vont les choses ? demanda de nouveau le Terrien.
— Une nouvelle opposition est en train de se cristalliser, dit Gena.
— Gena ! coupa Archim.
— Laisse-moi parler. Comprenez-le, Georges. Archim considère que ce qui se passe sur Mars est de son ressort. Il ne veut pas vous ennuyer avec ses propres difficultés. Mais il a plus l’expérience des éléments que des hommes. Et…
Beyle releva que Gena l’avait appelé pour la première fois par son prénom. Il s’était longtemps demandé si la fille de Jon d’Argyre lui tiendrait rigueur du suicide de son père. Il y avait entre eux trois une ombre dont le souvenir était encore frais et qu’il était préférable de ne pas évoquer.
— Et… ?
— Les problèmes qui se posent aujourd’hui sur Mars intéressent aussi la Terre. Nous pensons qu’ils ont peut-être la Terre pour origine.
— Tais-toi, Gena.
— Georges a le droit de savoir. Il a assez fait pour le projet.
— De quoi s’agit-il ? demanda Beyle. Vous avez fini de tourner autour du pot, tous les deux ?
Archim se leva et alla s’appuyer à la fenêtre.
— Je ne pensais pas que ce serait si dur, dit-il. Je croyais que le pire était passé et qu’il n’y aurait plus qu’à vaincre des problèmes techniques. Mais je passe mon temps à lire et à écouter des rapports et à prendre des décisions politiques.
— Moi aussi, dit Beyle sèchement. Et j’ai en plus des officiels sur le dos. De quoi s’agit-il ?
Archim tournait résolument le dos à Beyle et poursuivit d’une voix basse, comme étouffée.
— L’opposition au projet, sur Mars, avait presque disparu après le procès. Mais elle est en train de renaître sous une autre forme.
— Opposition politique ?
— Pas exactement. Le terme d’opposition religieuse serait plus approprié.
Beyle émit un grognement dubitatif.
— Une secte s’est créée qui proclame que ce projet est impie dans la mesure où il entreprend de modifier l’œuvre du Créateur. Elle insiste sur les dangers que comporte une opération dont le but est de modifier un équilibre naturel. Avec en prime le risque de perdre son âme éternelle.
— Et comment se manifeste-t-elle ?
— Prêches, bouche à oreille, campagnes d’agitation. Mais je me suis laissé dire que cette secte serait prête à recourir au terrorisme.
— En bien, dit simplement Beyle, des oppositions de cette sorte, il y en a toujours eu. Mais elles n’ont jamais réussi à entraver longtemps la marche du progrès.
— En soi, la chose peut sembler sans importance, intervint Gena. Il est normal qu’un projet de cette importance suscite des inquiétudes et des conflits d’intérêt. Mais ces gens sont anormalement puissants.
— Sont-ils sincères ?
— Je le crois volontiers pour ce qui est de la majorité. Mais la minorité agissante ne l’est sûrement pas. Cette secte dispose de moyens beaucoup trop importants.
— Beaucoup trop importants pour Mars, ajouta Gena. Nous sommes persuadés qu’ils reçoivent une aide de la Terre.
— Nous avons eu ici aussi à faire face à des mouvements de ce genre, dit Beyle. Mais nous sommes parvenus à limiter leur influence grâce à de larges campagnes d’information. En règle générale, les objections qui nous sont faites ici sont plus rationnelles. Mais je connais des gens qui n’hésiteraient pas à user d’armes de ce type sur Mars pour faire prévaloir sur Terre leur politique.
Archim pivota sur les talons et fit face au Terrien.
— Carenheim ? dit-il.
Le visage de Beyle s’assombrit.
— Vous aussi, vous pensiez à lui ? Vous disposez d’indices ?
— Je ne sais même pas comment des hommes, des renseignements ou des fonds peuvent être introduits clandestinement sur Mars.
— Quels sont les effets concrets de cette opposition ?
— Variables. Nous ne parvenons pas à recruter de personnel ou encore notre personnel nous quitte en se plaignant d’être l’objet de pressions, de menaces, d’être la cible de l’hostilité générale. Rien de bien précis. Mais bien des gens de valeur nous abandonnent malgré les hauts salaires. Sur Mars, on ne peut pas vivre longtemps à l’écart de la communauté.
— Et vous êtes contraints de remplacer la main-d’œuvre qui vous manque sur Mars par des gens venus de la Terre ?
— Exactement. Si la tendance se prolonge, nous serons incapables de tenir les quotas prévus dans le contrat. La quasi-totalité du personnel sera venue de la Terre. Mars perdra presque tout le contrôle que nous avions réussi à obtenir sur le projet. Il sera devenu une affaire exclusivement terrienne.
La voix d’Archim était empreinte d’amertume.
— Je vois, dit Beyle.
— Mais qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous êtes un Terrien. C’est un projet terrien. L’essentiel, pour vous, c’est que la Terre obtienne de nouveaux territoires.
— Tais-toi, Archim, dit Gena d’une voix ferme. Tu n’as pas le droit de parler ainsi à Georges.
Elle se tourna vers Beyle, les joues enflammées.
— Je préfère que les choses soient claires, dit-elle. Archim pense que cette campagne est inspirée délibérément par le gouvernement de la Terre.
Elle laissa tomber la voix.
— Avec votre complicité au moins tacite…
Le visage de Beyle se figea.
— Je pourrais vous jurer… mais cela ne servirait à rien.
Il se tut, les mâchoires serrées.
— Je vous crois, dit Gena. Et Archim aussi.
— La situation sur Terre n’est pas simple, dit Beyle aussi calmement qu’il put. Des hommes comme Carenheim pourraient se trouver à l’origine d’une telle politique. Mais quel intérêt croyez-vous que l’A.P.P. pourrait trouver à noyauter son homologue martien en affaiblissant sa propre position ?
— Vous n’avez pas à vous justifier, dit Archim. Au fond, je préfère que vous soyez au courant.
— Je ferai procéder à une enquête, dit Beyle sans conviction.
Trop de gens décidément s’intéressaient au projet. Trop de gens s’efforçaient de le miner ou encore de s’en assurer le contrôle. Et des gens trop puissants.
— Quand partons-nous ? demanda Gena. J’ai hâte de voir la mer.
Le littoral déroulait sous le glisseur son alternance de villes, de roches et de criques. Le pilote mit le cap sur le large. Le ciel était clair. La bulle de plastique bleuté protégeait mal les passagers des rayons brûlants du soleil.
— Une mer, disait Gena. Une toute petite mer de la Terre. Il n’y a pas autant d’eau sur toute la surface de Mars.
Elle s’émerveillait de la variété des paysages survolés, des villes énormes, pointant leurs tours géantes vers le ciel, se lovant dans les vallées ou sinuant tout au long du littoral.
— Une seule de ces villes, expliquait Beyle, ému par une fascination si sincère, compte plus d’habitants que Mars tout entière.
Archim restait silencieux, comme effaré. Les deux Martiens avaient jadis étudié la société terrienne, ils étaient familiers avec ses nombres, ses démesures, sa population, ses habitats. Mais c’était autre chose de voir la Terre elle-même s’étaler sous leurs yeux.
— Nous arriverons en vue de Gibraltar dans deux heures environ, annonça le pilote.
— Faites un crochet de façon que nous survolions la station 4, demanda Beyle.
Le pilote acquiesça d’un signe de tête.
— La station 4, expliqua Beyle, est la première installation sous-marine que nous ayons construite. Elle servira d’usine pilote. Quoique sa capacité soit beaucoup plus faible que celle des stations que nous bâtirons dans l’avenir, elle nous sera fort utile pour alimenter les premiers navires. Elle devrait commencer à fonctionner dans trois mois, si tout va bien.
— Ces dimensions et ces durées m’effraient, dit Gena. Nous ne verrons pas la fin de ce projet. Nous avons mis en marche quelque chose qui nous dépasse.
— Nous allons aussi vite que nous pouvons, fit remarquer Beyle. Une grande partie du potentiel industriel de la Terre a été mobilisée. En fait nous manquons moins d’énergie et de matières premières que d’hommes. Il nous faut d’abord les former. Mais d’ici à cinq ans, il n’y aura plus un seul chômeur sur toute la planète. C’est une des raisons qui ont pesé en faveur du projet.
— Je sais, dit Archim. J’ai étudié les chiffres. Près d’un milliard d’hommes seront intéressés de près ou de loin à la réalisation du projet. À côté, les pyramides d’Égypte et leurs pharaons mobilisant tout un peuple pour se faire construire un tombeau font figure de pacotille et d’artisans.
— Mais que deviendront ces gens lorsque le projet sera achevé ? demanda Gena.
— Certains, une toute petite minorité, partiront pour Mars. Mais pour les autres, il restera bien des tâches gigantesques à accomplir. Il nous faudra terraformer Vénus aussi, si c’est concevable, et peut-être Mercure. Et il y a les étoiles. Nous ne sommes qu’au tout début de l’histoire. Les hommes sont seulement en train de prendre conscience de ce qu’ils peuvent faire, de ce qu’ils doivent faire, pour survivre en tant qu’espèce.
— Je comprends l’effroi de Carenheim, dit Gena, pensive.
— Non, dit Beyle. Carenheim et ses pareils ne souhaitent pas, n’imaginent même pas vraiment que le monde puisse changer. Ils désirent perpétuer le présent, sinon restaurer le passé. Ils pensent que l’humanité est immuable. Mais le monde change, sans cesse. Si vous ne le changez pas, il vous change. Si vous lui résistez, il vous détruit. Je cherche à changer le monde pour composer avec lui. Il ne faut pas redouter ce qui vient de l’avenir. Il faut l’aider à venir. Serions-nous ici si nous avions eu peur ? Il ne faut jamais s’accrocher au passé. Il nous faut organiser le monde, le reconstruire à notre manière. Le sacrilège, ce serait de perdre confiance en nous-mêmes.
Silencieux, longtemps ils survolèrent la mer. Pour la première fois depuis des ères géologiques, ses rivages allaient changer de forme et une partie considérable de cette eau qu’avaient sillonnée les navires de quelques-unes des premières civilisations terrestres s’en irait sur un autre monde. Des villes mortes surgiraient de la mer quand l’eau se retirerait, et des épaves hantées, et des temples habités pendant des millénaires par des poulpes et des mérous, ou des demeures humbles ou hautaines que le sol s’affaissant avait noyées sans bruit.
Avant même que la crête des Baléares pointe sur l’horizon, le pilote indiqua de l’index, sans un mot, une région de la mer.
— La station 4, dit simplement Beyle.
Une colonne gigantesque, étincelante, jaillissait de la surface. À quelques mètres au-dessus des flots, elle portait une plate-forme étroite sur laquelle se trouvaient posés deux appareils de l’A.P.P. reconnaissables à leur étoile bleue. Les deux Martiens s’efforçaient de suivre du regard le fût de la colonne qui s’enfonçait dans les profondeurs. Lorsque l’appareil qui les portait perdit de l’altitude, ils devinèrent à une profondeur considérable des formes vagues et colossales qui se mouvaient lentement. Des sous-marins apportaient à la station 4 le matériel dont elle avait besoin.
Mais la station elle-même était encore plus profondément enfouie sous la mer. Près de deux cents mètres d’eau la séparaient de l’air libre. Elle reposait sur le sol rocheux, et avait même été en partie creusée dans le seuil continental des Baléares, à la limite même des abysses.
De temps à autre, d’énormes remous agitaient la surface. Des bulles démesurées venaient crever à la surface, explosant en arcs-en-ciel miniatures. Un travail de cyclopes se poursuivait silencieusement dans les entrailles de la mer.
— Lorsque la station sera achevée, expliqua Beyle, quatre de ces colonnes émergeront. Elles rempliront un rôle multiple. D’abord alimenter les centrales en air prélevé à la surface. Puis quand la station sera mise en marche, elles achemineront vers la surface, sous forte pression, l’oxygène et l’hydrogène que l’électrolyse aura permis de dégager.
» Elles permettront également de récupérer des quantités importantes d’énergie en se servant de l’effet Georges Claude. La température de la surface de la mer est notablement supérieure à celle des profondeurs. Cette différence de température est convertie en énergie. Mais il ne s’agit là que d’une production d’appoint. L’essentiel de l’énergie nécessaire, qui est colossale, sera fourni par des piles zeta qui fonctionnent à partir de réactions thermonucléaires.
— Les tempêtes ne risquent-elles pas d’ébranler ces colonnes ? demanda Archim.
— En principe non, dit Beyle. Elles peuvent résister aux plus formidables assauts de cette mer. Mais les services climatiques s’efforceront de maintenir dans toute cette région des conditions météorologiques aussi favorables que possible. Vous savez que nous avons fait de grands progrès, ces dix dernières années, dans le contrôle effectif du temps.
Le climaticien approuva d’un signe de tête. Il était plus facile de contrôler le temps sur la Terre que sur Mars où les conditions climatiques relevaient de facteurs stables et relativement peu nombreux. Mais cela aussi changerait.
— Au reste, reprit Beyle, ces colonnes peuvent éventuellement s’enfoncer dans la mer et laisser passer la tempête. Nous ne prenons pas de risques. Non, le véritable problème qui s’est posé à nous lors de la conception de cette station a été celui des tourbillons.
Il indiqua du doigt un point sombre sous la surface de la mer.
— À cet endroit et à cinquante mètres sous la surface, s’engouffreront d’ici quelques mois des centaines de milliers de tonnes d’eau chaque jour. Ces prélèvements considérables vont creuser dans la mer une dépression de plus de trois mètres qui sera évidemment alimentée par des courants violents. D’où le risque de la constitution d’un tourbillon et même d’un microclimat qui pourrait nous être défavorable.
Il désigna tout l’horizon d’un vaste mouvement circulaire.
— Aussi nous n’avons pas hésité à modifier le relief sous-marin et à répartir autant qu’il était possible ces mouvements sur une grande surface. Le trafic maritime sera interdit dans une vaste zone entourant les stations de ce type.
— C’est tellement grand, dit Gena, écrasée par l’immensité de la mer plus encore que par celle du travail des Terriens.
— Non, dit doucement Beyle, se méprenant sur le sens de l’exclamation. Ce n’est qu’une station expérimentale.
Le soir tombait quand ils atteignirent les colonnes d’Hercule. Ils virent le soleil descendre vers la mer, presque entre les massifs rocheux. Au delà, c’était l’Océan. En deçà, la mer était condamnée. La lumière rasante du soleil embrasait les vagues fortes, traçant comme un chemin de lumière argentée.
Et sur l’horizon, dans cette passe séparant deux continents que la distance étrécissait, ils virent, encore inachevé, une sorte de trait noir, horizontal, une règle de géant barrant à demi la route du soleil.
— Le barrage, annonça Beyle, un accent de fierté dans la voix.
Des lumières piquetaient les crêtes. Des projecteurs tissaient dans le ciel une trame blanche irrégulière et mobile, toile dansante d’une araignée schizophrène, que la nuit proche faisait déjà ressortir sur un ciel où s’allumaient des étoiles. Les côtes n’étaient plus qu’un ruissellement de béton. Les hommes allaient ajouter une montagne à celles que mentionnaient les cartes antiques.
Les détails se précisèrent lorsque l’appareil plongea vers le littoral africain. Ils dépassèrent Ceuta et Gibraltar, et virent grandir sur l’horizon les tours hautes d’un kilomètre de Tanger, l’ancienne capitale secondaire de l’Afrique.
Sur mer, sur terre et dans les airs, des bulldozers géants, des croiseurs aériens, des cargos tentaculaires se mouvaient comme des insectes. C’était un travail de cloportes patients et méthodiques.
— On ne s’arrête jamais ici, dit Beyle. Dans quatre mois, le barrage sera achevé, les écluses posées, et les turbines commenceront à produire de l’énergie. Et nous scellerons une dalle, et dans cinquante ou cent ans, des hommes viendront de Mars ou de tout le Système Solaire contempler ce sceau que nous aurons apposé à la porte de l’Occident.
— Vous avez fait incroyablement vite, dit Archim, impressionné par les proportions de l’ouvrage.
Rien sur Mars ne l’avait préparé à la dimension de cet effort. Il comprenait mieux en même temps le problème effrayant de la démographie terrienne, la pression de ces dix milliards d’êtres humains cherchant désespérément de nouveaux espaces et de nouveaux enjeux.
— Non, dit Beyle. Il nous faudra aller plus vite. À ce train-là, nous mettrions vingt ans à construire toutes nos installations. Songez aux navires qu’il nous faut encore lancer. Avant que ce projet soit achevé, nous serons capables de déplacer en une nuit une chaîne de montagnes.
Ils piquaient maintenant sur le rivage européen. Un instant, l’appareil survola la partie déjà construite du barrage, puis les carcasses des installations qui transformeraient là aussi l’eau des mers en oxygène. Puis il perdit de l’altitude et piqua sur un immeuble juché sur un piton rocheux. À son sommet flottait un immense drapeau blanc portant l’étoile bleue de l’Administration.
— C’est plus vaste qu’un empire, dit Gena.
— Non, corrigea Beyle tandis que l’appareil se posait sur la terrasse de l’immeuble, ce n’est pas un empire. C’est la Terre. Ou plutôt, c’est l’humanité. Mais bien des forces se disputent cette planète comme s’il s’agissait d’un empire alors que ce n’en est que la graine.
Le visage de Beyle pâlit soudain pendant qu’ils descendaient dans les profondeurs ae l’immeuble. Il tira de sa poche un minuscule intercom.
— Une alerte, dit-il. J’avais demandé à mon secrétariat de me laisser deux jours de répit. Il doit se passer quelque chose de grave.
Il dit à l’intercom :
— J’arrive dans un instant à mon bureau. Donnez-moi la communication avec Base 1.
— Elle est établie, dit une voix féminine. Base 1 vient de vous appeler. Appel d’urgence. Ils vous croyaient déjà là.
— Vous avez une idée de ce qui se passe ?
— Je ne sais pas, monsieur. Il paraît que c’est sérieux.
— Barlov est-il dans son bureau ?
— Non, monsieur, il est encore sur le chantier.
— Demandez-lui de rentrer dès que possible.
— Bien, monsieur.
Beyle se tourna vers les Martiens.
— Je crains toujours le pire, dit-il. Nous ne pouvons pas nous permettre beaucoup d’erreurs. Et malgré toutes les précautions, nous frôlons souvent la catastrophe.
— Oui est Barlov ? demanda Archim. J’ai entendu parler de lui.
— Le directeur technique de cette station. Un des meilleurs ingénieurs de la planète. Un Russe. Et il parle sept ou huit langues. C’est utile sur un chantier.
Ils se précipitèrent dans les couloirs.
— J’ai toujours peur qu’il n’arrive quelque chose dans l’espace, dit Beyle. Nous avons tout organisé soigneusement. Mais c’est si vaste, si complexe. Quelque chose peut toujours nous échapper.
Un homme au visage tendu apparaissait sur l’écran et semblait attendre. Dès qu’il eut prononcé quelques mots, Beyle sut que ce n’était pas l’espace.
C’était l’Antarctique.
Une partie du continent venait littéralement d’exploser.
C’était un cataclysme.